mercredi 24 mai 2017

Victoire de la joie


Du bon usage d'un maître spirituel


Sur le seuil de la publication d’un 101ème article dans ce blogue, et symboliquement du commencement d’un nouveau cycle, j’ai pris un temps de réflexion. Celle-ci a été favorisée par le fait que j’étais en voyage en Europe, et que j’y ai rencontré beaucoup de personnes engagées de différentes façons dans la recherche d’une évolution consciente. Quand je suis parti de France il y a 25 ans, c’était avec le sentiment de crever de soif dans un désert spirituel. Aujourd’hui, je suis très heureux de constater que le désert a fleuri et qu’il y a désormais d’innombrables initiatives qui prennent forme au doux pays de mon enfance. J’y ai offert plusieurs ateliers de travail avec les rêves qui ont été très bien accueillis. On est encore, en France, dans un pays où règne dans le conscient collectif un certain intégrisme rationnel et intellectuel, en particulier avec la chasse aux sorcières entreprise par la MIVILUDES ,  qui vaut bien par certains côtés celui des mollah en Iran, mais quelque chose est en train de s’ouvrir…

Ce constat m’a amené à me demander avec quoi je revenais après 25 ans, et qu’est-ce donc que je suis allé chercher en Amérique du Nord. Le fil de ma réflexion m’a reconduit à ce rêve dont je vous entretenais dans mon article sur le cœur de la montagne. Dans ce rêve, après avoir découvert que j’avais un appartement en pleine nature, je sortais du bois pour rejoindre un cercle de femmes assemblé autour d’un feu, et je confrontais un homme qui manifestait avec agressivité une fermeture à la vie intérieure. Je me suis rendu compte que je n’étais pas allé tout à fait au bout de ce à quoi le rêve m’invitait, qu’il réclamait que je fasse un pas de plus dans ma « sortie du bois ». Les rêves ont cela d’astreignant quand on les prend au sérieux : ils nous font obligation d’en tirer toutes les conséquences. Il ne sert pas à grand-chose de les comprendre si on ne les vit pas, si on ne les traduit pas en action. Alors voilà, il me faut d’une certaine façon sortir d’un placard et assumer mon identité spirituelle.

Ce n’est pas pour rien que j’emploie ici cette image de la sortie du placard, qui est associée d’habitude à l’aveu de l’homosexualité. J’ai déjà mentionné ailleurs le fait que nous vivons dans une époque tellement étrange qu’il est plus facile de parler publiquement de notre sexualité que du fond de notre spiritualité, à laquelle semble attachée une sorte d’obscénité. Il y a de bonnes raisons à cela, à commencer par la mémoire brûlante que nous gardons du totalitarisme religieux qui prétendait, il n’y a pas si longtemps que cela, fouiller dans nos consciences et brûler tout ce qui était hérétique ou libre penseur. La distinction de plus en plus claire entre spiritualité et religion, et l’affirmation de la dimension irréductiblement privée de la vie spirituelle, sont deux ordres de réponse essentielle à l’abus de pouvoir qui a conduit ceux-là même qui prétendaient représenter le Divin sur terre dans les pires abus.

Il faut préciser le vocabulaire, au risque sinon d’alimenter la confusion qui entoure ces termes : par « religion », j’entends ici les formes confessionnelles et institutionnelles de relation au Mystère d’Être, et par « spiritualité » ce qui a trait à la recherche du Sens, qui est la vie de l’esprit et, qu’on soit athée ou croyant, nous est aussi essentiel que le soleil l’est au tournesol. Mais donc, nous avons un sérieux problème dans le fait que nous avons collectivement jeté le bébé avec l’eau du bain et, au motif de nous débarrasser des inquisiteurs de tout poil, nous sacrifions à la raison ce qui ne devrait pas l’être : toute expression publique de vie spirituelle est devenue suspecte et même, comme je le disais, obscène. En cela, nous prolongeons inconsciemment le déséquilibre qui a été mis en acte par les révolutionnaires de 1793 quand ils ont érigé une statue à la déesse Raison sur le Champ de Mars…

 Il y a encore une fois de bonnes raisons à cette suspicion envers les expressions publiques de la spiritualité, qu’il s’agisse des dérives sectaires ou intégristes dans lesquelles tombent des personnes crédules  qui se font manipuler par des abuseurs, ou l’exploitation sans vergogne du besoin de croire et d’espérer par les marchands du temple. Cependant, c’est l’absence d’éducation spirituelle qui rend beaucoup de personnes vulnérables aux pires manipulations et qui permet au sacred business de prospérer. Et ce n’est pas parce que nous érigeons la raison en principe directeur que nous sommes quittes avec l’ombre qui a entaché la vie religieuse : la chasse aux sectes a pris bien souvent ces dernières années en France des allures d’Inquisition sans discernement. Comme pour la consommation de drogues, la réglementation et les efforts de la police sont vains tant que la société ne développe pas un système immunitaire efficace qui passe par l’éducation au discernement individuel. Jusque dans la façon dont sévit un  peu partout le fléau du terrorisme religieux, on peut voir un effet de l’affrontement de notre modernité avec un archétype enragé à force d’être nié.

Encore une fois, il semble qu’il y ait quelque chose qui soit en train de changer sur ce point au pays de Descartes, non pas tant encore au niveau institutionnel que dans les mentalités, et bien sûr, pas dans toutes les mentalités mais celles des personnes qui ouvrent leur esprit à d’autres possibilités que ce qu’elles ont toujours connu. On est arrivé, semble-t-il, à la mort des idéologies, c’est-à-dire des grands systèmes d’explication du monde et de la vie avec leurs lendemains qui chantent mais qui n’arriveront jamais. Ce mouvement ne concerne pas que l’Europe, la France, mais touche toute notre modernité et réclame notre attention. Cela amène beaucoup de gens à revenir tout simplement à eux-mêmes et à l’intérieur. C’est-à-dire que nous ne pouvons plus attendre de l’extérieur, qu’il s’agisse du gouvernement ou du pape, ou encore de la révolution, du Messie, ou du père Noël… une solution à nos problèmes existentiels : c’est à chacun(e) d’entre nous de se retourner sur sa vie et de faire notre révolution intérieure pour donner sens et valeur à nos existences, de voir comment nous pouvons devenir de meilleurs personnes et contribuer positivement au changement que nous aimerions voir dans le monde.

La spiritualité, explique Swami Prajnanpad, n’est qu’un « autre nom pour l’indépendance. »[1]

C’est pour moi l’incomparable vertu des rêves que de nous donner accès, quand on les écoute et qu’on les prend au sérieux, à une entière autonomie spirituelle. Et au-delà des rêves, car il y a beaucoup de gens qui ne souviennent pas de leurs rêves, il s’agit en fait d’être conscient des images intérieures qui nous habitent, qui vivent en nous. Sinon, nous sommes la proie inconsciente de ces images qui cherchent à vivre au travers de nous. C’est ce que met en lumière James Hillman quand il écrit :

 « Une psyché sans idées psychologiques est facilement une victime. Non seulement la psyché se tourne-t-elle vers des domaines étrangers et des idéologies. Elle se tourne aussi vers d’autres personnes, demandant une idée à propos de tel ou tel problème, à la recherche d’une intuition, d’une vérité religieuse, de guidance spirituelle. Une psyché sans suffisamment d’idées a besoin de personnes, incapable de distinguer entre les personnes et les idées qu’elles incarnent. Dans sa victimisation, elle cherche des maîtres. »[2]

Les « idées psychologiques » de James Hillman sont les images intérieures, l’expression directe de la psyché, dont Jung a bien souligné – et c’est le point de départ de la réflexion d’Hillman – qu’elle est faites d’images. La psyché est un flot d’images, et aussi rationnels que nous croyons être, nous vivons en nous appuyant psychiquement sur des métaphores. Il est important de devenir conscient des métaphores qui fondent notre vie psychique et d’où qu’elles viennent – c’est-à-dire bien souvent de notre éducation, de nos parents, de notre culture – pour être capables de développer une vision indépendante du monde et de la vie. C’est ce à quoi nous donnent accès le travail des rêves, mais aussi l’imagination active, la méditation, et toutes les formes de retour sur soi dans lesquelles nous examinons le processus de notre vie intérieure. Nous commençons alors à développer ce qu’on peut appeler une supraconscience, sans en faire comme certains spiritualistes une espèce de mystère confinant au divin, car il s’agit simplement d’une conscience de la conscience, de la conscience rebouclant sur elle-même et se retournant vers sa source, bien sûr inconsciente, hors de son champ.

Si vous voulez vous livrer à  une expérience pour comprendre de quoi il s’agit plutôt que de vous en tenir à la surface de mes mots, je vous invite à simplement aller chercher une image intérieure pour votre instant présent. Commencez tout simplement par fermer les yeux et à revenir à vos sensations, car le corps est le vecteur le plus direct pour revenir dans le présent. Puis observez vos émotions, comment vous vous sentez intérieurement. Peut-être y a-t-il un conflit, une interrogation, un agacement, etc… Et laissez émerger une image pour cet instant présent. Ce n’est pas nécessairement une image visuelle, ce peut être une musique, une odeur, une sensation, et même une pensée, une émotion… mais ce qui importe, c’est que ce soit spontané. C’est une manifestation spontanée de votre vie psychique dans l’instant, et si vous y prêtez attention suffisamment longtemps, en tournant autour sans la réduire tout de suite à une interprétation , vous verrez qu’elle en dit long sur ce qui se passe en vous maintenant…

Quant aux images qui tissent notre vie spirituelle, la question n’est pas de savoir si elles sont vraies ou fausses, car la vérité relève de la raison, mais si elles sont bien vivantes, si elles nous communiquent une vitalité psychique. Ainsi en est-il des mythes. Quand Nietzsche proclamait la mort de Dieu (quelle image !), il disait son intuition que le mythe chrétien était en train de se vider de son sang, qu’il n’en restait plus qu’un cadavre. C’est ce qu’ont vérifié collectivement nos ancêtres quand, dans les tranchées il y a tout juste un siècle, toutes les belles valeurs de l’Europe chrétienne leur sont tombées dessus sous forme d’obus et autres shrapnells meurtriers. Ce n’était malheureusement qu’un hors-d’œuvre si on en juge par ce qui a suivi quelques décennies après, mais il ne faudrait pas se leurrer : l’horreur qui a donné naissance à Auschwitz est la même que celle qui prétendait évangéliser les Amérindiens avec des couvertures infestées de choléra, qui a exterminé systématiquement les Herero en Afrique ou qui s’est déchaînée dans l’immense ratonnade de Sétif en 1945. Voilà notre situation spirituelle : nous sommes les héritiers de ce gigantesque charnier dans lequel pourrit encore le cadavre de notre Dieu.

Heureusement, il a commencé à ressusciter, avec les travaux de Jung mais aussi dans les Dialogues avec l’Ange, avec Etty Hillesum, Simone Weil, et tant d’autres… Pour ma part, j’ai une affection particulière pour les pionniers des années 1960 et 70 qui sont partis en Orient à la recherche d’une autre vision spirituelle. Grâce à eux et aux enseignants qui sont venus nous enseigner la méditation, le dharma fleurit désormais en Occident. Si l’on en juge par le bouillonnement qu’on peut observer sur Internet, nous sommes bien partis pour une Renaissance spirituelle dans laquelle se rencontreront toutes les traditions unies dans un arc-en-ciel[3]. Et le christianisme n’est pas en reste avec le retour de l’Apôtre des Apôtres[4], la digne compagne du Christ qui, par l’insulte qui lui a été faite en la traitant de prostituée, renvoie les Pères de l’Église à leur misogynie et sanctifie l’amour charnel…

Alors, tout cela pour en venir où ?

Vous l’aurez compris, c’est cet angle spirituel qui m’intéresse au premier chef dans le travail des rêves, et je dois maintenant vous dire  qui je suis vraiment (rire). Sortir de mon bois. Ce n’est pas facile du tout car il y a cette obscénité qui s’attache à la vie spirituelle dont je parlais plus haut, et tellement de risques que je sois mal compris. Mais je n’ai pas le choix, je dois aller au bout de mon rêve, ce rêve dans lequel je confrontais le « petit homme » tout imbu de sa rationalité. Alors, voilà donc ce que je ne vous ai pas dit à propos de ce rêve :

Je racontais en introduction de mon article sur le cœur de la montagne que mon enseignante tantrique préférée m’avait un jour envoyé dans la forêt pour y rechercher une intention de vie, mais j’ai omis de préciser que cela faisait partie d’un processus au terme duquel ma mère spirituelle m’a donné un nouveau nom. Un nom spirituel bien sûr. Il faut savoir que ces noms là, ce qu’on désigne pompeusement comme des noms d’initiés, ce n’est pas pour se péter les bretelles – c’est l’énoncé d’une tâche existentielle. L’initiation, on l’oublie trop souvent, c’est ce qui initie la démarche, c’est la porte d’entrée sur le chemin. Alors voilà, mon nom d’initié dans la lignée de Ma Premo[5], digne descendante spirituelle d’Osho, c’est:
Ananda Jaya

ce qui signifie « victoire de la joie ». Tout un programme, n’est-ce pas ? :-)

En diminutif : Jayananda. Celles et ceux qui suivent mon blogue poétique[6]  comprendront peut-être maintenant pourquoi je m’y présente sous le pseudonyme de Donkey Jaya, c’est-à-dire de l’âne Jaya. La blague m’est venue sans y penser : âne anda Jaya ! Allez en avant, l’âne Jaya ! Vous aurez compris que j’ai une prédilection pour les ânes, leurs longues oreilles poilues et leur fameux coup de pied à qui mal y pense…

Toutes ces choses-là, les visions et les noms spirituels, cela doit se traiter avec humour sinon on passe complètement à côté. La rigolade est le seul antidote contre l’inflation qui guette ceux qui s’approchent un peu trop du Soi. Il vaut mieux fuir à toutes jambes quiconque se prend au sérieux avec ça car il aura tôt fait de vous enrôler dans la construction de la statue qu’il est en train de s’ériger. Or les statues, c’est mort. Jung était connu pour avoir un rire qui s’entendait à des kilomètres. Osho n’était pas en reste, lui qui disait qu’il était un collectionneur de Roll Royce, et qu’accessoirement il donnait un peu d’enseignement spirituel. Je dois être un des rares, sinon le seul, sannyasin jungien d’Osho, et jungien qui pratique régulièrement la méditation dynamique d’Osho, et cela m’amuse beaucoup.

Ce sont, avec Jung et Osho, deux grands fleuves qui se rencontrent. Jung a restauré la voie spirituelle occidentale, grâce lui en soit rendue. Cependant, il a refusé d’aller s’assoir aux pied du Maharshi au nom de l’exigence de rester fidèle à la vérité de sa seule âme. Pour cela aussi, grâce doit lui être rendue car nous n’aurions pas de Jung et de psychologie des profondeurs s’il était allé voir le Maharshi. Mais dès lors, cette rencontre avec le Maître spirituel est restée dans son ombre, et il est bien connu que l’ombre de nos aînés nous retombent dessus. Si l’on ne veut pas rester assis à ânonner gentiment nos relectures de Jung, il faut donc bien prendre le risque d’aller là où il n’est pas allé.

Osho, quoi qu’on pense de ses Roll Royce, nous a légué des techniques de méditation extraordinaires et avait un talent sans pareil pour expliquer les textes anciens, avec beaucoup d’humour et de liberté. Il était très provocateur, et il n’était pas parfait, pas plus que Jung d’ailleurs. C’était de beaux êtres humains, avec leurs travers. Osho, par exemple, avait un côté paranoïaque qui est ressorti quand il est venu en Amérique et qu’il se promenait entouré de gardes armés. Les gens qui croient qu’un maître spirituel doit être parfait attendent encore le Messie qui viendra sur les nuages leur apporter la lumière. C’est une belle ruse mentale pour éviter de se confronter à la radicalité de l’enseignement. Pour savoir quelle est la valeur d’un guide spirituel, il faut regarder les fruits portés par l’arbre. Les fruits d’Osho – j’en connais plusieurs – sont souvent de beaux créatifs culturels très libres et inspirants. Mais il faut souligner qu’Osho ne connaissait rien au travail des rêves, et cela démontre bien qu’on ne saurait attendre d’un enseignant spirituel qu’il fasse preuve d’omniscience, on serait encore faire dans la naïveté la plus totale. En fait, peu importent Osho et Jung. Ce qui compte, ce sont les outils qu’ils ont mis au point, les voies qu’ils ont ouvertes et les vérités qu’ils ont mises à jour, et surtout, l’usage que nous en ferons pour notre propre compte !


Et puis Osho ne doit surtout pas être l’arbre qui cache la forêt, il y a bien d’autres arbres qui méritent l’attention. Je ne citerai parmi les contemporains orientaux que Sri Ramana Maharshi, Sri Nisargadatta, Swamiji Prajnanpad, Jiddu Krishnamurti, Ramesh Balsekar, Chögyam Trungpa… et l’Orient n’a pas l’apanage de ces maîtres. En Occident, nous avons aussi de magnifiques enseignants spirituels comme Arnaud Desjardins, Richard Moss, Stephen Jourdain, Eckart Tolle, Daniel Odier… et j’en oublie. Il ne faut pas croire non plus que l’enseignement spirituel soit un apanage masculin. Je me suis beaucoup frotté pour ma part à des enseignantes extraordinaires. Et si je devais mettre quelqu’un sur le sommet du piédestal, ce serait certainement pour ma part Etty Hillesum[7], dont la brève vie a démontré dans les conditions les plus difficiles qui soient la réalité et la valeur de ce phénomène qu’on appelle l’éveil de la Conscience, même si elle n’en savait rien d’ailleurs. Mais ce qui est vraiment intéressant avec les maîtres spirituels, c’est que c’est toujours le même Mystère qui parle à travers eux – nous voyons des personnes avec des styles différents, comme on pourrait distinguer entre plusieurs sortes de flûtes, mais c’est toujours le même Musicien, et pour qui sait écouter, la même musique qui reconduit au cœur de l’être.

Certains demanderont si nous avons besoin d’un maître pour avancer sur la voie spirituelle. Je me suis déjà coltiné avec cette question dans une longue réflexion[8] qui m’amenait à dire que le maître était comme la femme ou l’homme dont on tombe amoureux : un intermédiaire projectif vers notre réalité divine. Tout l’art du maître est de déjouer la projection et de nous renvoyer à nous-mêmes. Attention, tout prétendu maître qui prend à son compte l’admiration de ses étudiants est un falsificateur, un imbécile qui ne sait pas ce qu’il fait et en entrainera d’autres au fond du ravin. Comme le souligne merveilleusement Luis Ansa :

« On vous manipule dès qu’on vous promet d’être autre chose que vous-même »[9].

La conclusion de mon  étude était donc qu’il était aussi idiot de chercher un maître que de chercher le nez qu’on a au milieu de la figure, puisque nous avons le Soi en nous. Il semble qu’en outre, nous soyons à cette époque où nous sommes invités à être « maître et disciple de soi-même ». Mais j’ai tempéré mon jugement depuis que j’ai rencontré moi-même un maître vivant en la personne de Richard Moss. Il est fascinant de reconnaître la liberté que l’on cherche chez quelqu’un qui l’assume entièrement, et l’on constate alors qu’il n’y a pas de séparation : le maître est un miroir dans lequel l’étudiant voit son propre reflet. Et je souscris désormais entièrement à la sage réponse d’Arnaud Desjardins quand on l’interrogeait sur la nécessité d’un maître sur la voie spirituelle. Il disait :

« Je ne sais pas si nous avons besoin d’un maître mais nous avons certainement besoin d’être disciple à un certain point. »

Être disciple, c’est accepter la nécessité d’une discipline, d’un travail, pour nous dégager de nos inconsciences. Il est mieux d’être guidé dans ce travail par quelqu’un qui a fait ce chemin avant nous. Cela nous épargne bien des embuches. Mais ceux qui prétendent qu’on ne saurait parvenir à la Conscience sans un maître, c’est-à-dire très généralement eux-mêmes bien sûr, oublient que le véritable maître est le Soi. Jung avait Philémon pour guru et il rapporte dans Ma vie comment un de ses interlocuteurs hindous lui a expliqué qu’il n’y avait aucun inconvénient à avoir un maître disparu de la surface de la terre depuis des siècles. 


Il en va du Soi comme de l’anima ou de l’animus, ce sont des réalités vivantes qu’il faut prendre le risque d’approcher au travers de nos projections, c’est-à-dire de la vie telle qu’elle nous advient. Quand on rencontre un enseignant, on ne saurait se dérober sans se mentir à soi-même. Jung disait que l’homme qui ne décrochait pas son téléphone pour appeler une femme en disant : « je sais, c’est l’anima qui se projette sur elle… » passait à côté de l’essentiel. Mais finalement, quoi qu’il en soit, au travers d’un maître vivant ou non, on n’est jamais disciple que de la vie. Et celles et ceux qui écoutent leurs rêves savent comment on peut donc être disciple de l’Inconscient, et libre de tout maître extérieur…

Vous aurez compris que je ne me suis pas arrêté à Osho, non plus qu’à Jung d’ailleurs. C’est le plus mauvais usage qu’on puisse faire d’un enseignant spirituel que de s’abriter sous son parapluie pour se réfugier dans une nouvelle identité collective. C’est ainsi qu’un éteignoir est jeté sur la lumière d’où qu’elle vienne, avec des gens qui rivalisent dans leur spiritualité comme des enfants qui jouent à savoir qui pissera le plus loin : mon guide à moi, il est plus fort que le tien ! Voilà comment se créent les sectes, toutes étables pour ruminants spirituels. Malheureusement, les meilleurs maîtres ne peuvent généralement échapper à ceux de leurs disciples qui croient que l’enseignement est de courir derrière leur Roll Royce : même avec Jung, qui pourtant nous mettait en garde contre ce penchant, nous avons sombré dans l’hagiographie sans retenue.

Mais alors, être sannyasin, qu’est-ce que cela signifie ?

Quand on est un sannyasin de seconde génération comme moi et que l’on n’est pas allé en Inde pour rencontrer Osho en personne, c’est un hommage à mes enseignant(e)s qui y sont allés. Nous avons une magnifique communauté de sannyasin d’Osho au Québec, et c’est chez eux qu’il y a 25 ans, j’ai trouvé l’eau qui pouvait étancher ma soif. Merci Paula, merci Chandra, merci Premo, éternelle gratitude pour avoir transmis le Cadeau ! Et puis cela signe simplement un engagement sans compromis dans la quête de conscience. Bien sûr, derrière cela, il y a encore une image, une métaphore, et c’est celle de ces moines qui, en Orient, quittaient tout pour accéder au Réel. Mais à notre époque, comme le dit si bien Richard Moss, il s’agit surtout dès lors d’endosser une énorme contradiction :

« Où s'en va le voyage évolutif désormais ?

Il y aura toujours ces âmes qui se mettent à part de la vie ordinaire pour s'élever vers le Divin. Il y aura toujours de ces âmes qui sont complètement immergées dans la vie ordinaire et n'ont pas une pensée pour le Divin. Mais la prochaine étape évolutionnaire se dessine chez ceux qui continuent à sentir le Divin en tout et à embrasser cette vie ordinaire.

Ils sont dans une tension terriblement difficile. »[10]


[1] Cité par André Comte-Sponville dans De l’autre côté du désespoir, p. 16.
[2] James Hillman, Revisioning psychology, 1975. Ma traduction.
[9] Luis Ansa, la voie du Sentir, Editions du Relié, 2015
[10] Richard Moss, Words that shine both ways (ma traduction)

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