mardi 12 mars 2024

Le piège de la technique


ABSTRACT : Au travers de l’analyse des points de convergence entre les approches de l’inconscient développées par Viktor Frankl et Carl Jung, nous mettrons ici en évidence combien il peut être indécent de faire de la psychologie analytique de Jung une "psychanalyse", fut-elle pimentée par des archétypes. Comme le faisait remarquer Michel Cazenave, « ce n’est pas par simple coquetterie d’auteur » que Jung s’est refusé pendant des dizaines d’années à employer ce terme de psychanalyse mais bien parce qu’y disparaissait l’originalité de sa recherche et de sa pensée. C’est cependant en constatant justement les limites de cette approche technicienne de la psyché, pur produit du réductionnisme qui a marqué le début du XXème siècle, que nous ferons ressortir, grâce aux lumières apportées par l’analyse existentielle de Frankl, la nature spirituelle de l’inconscient. Mais admettons que se placer sous le parapluie de la psychanalyse ne soit pour nombre de jungiens qu’une question de vocabulaire et une façon de s’adapter à la doxa dominante tout en préservant la nature vivante de la relation au symbole. Au-delà de la discussion sémantique et théorique, il s’agit ici de montrer comment le travail avec ce fameux inconscient, et en particulier les rêves, ne saurait se réduire à une technique...

Cet article s'inscrit dans la série de mes études sur l'accompagnement psycho-spirituel, à l'usage en particulier des étudiant.e.s en Ecoute Intérieure des Rêves, et de toute personne intéressée par le sujet du travail avec les rêves, l'imagination créatrice, l'inconscient, etc.

J’ai lu récemment un petit livre passionnant intitulé Le dieu inconscient, de Viktor Frankl, le fondateur de l’analyse existentielle et de la logothérapie. L’apport de Frankl au champ de la psychothérapie est indéniable. Son histoire personnelle est l’exemple même de ce qu’il est convenu désormais d’appeler une résilience inspirante. Dès l’âge de 15 ans, il a correspondu avec Sigmund Freud dont il est devenu un des élèves. Jeune médecin psychiatre, il a dirigé le pavillon des femmes suicidaires de l’hôpital psychiatrique de Vienne et il a refusé d’exécuter les ordres donnés par les nazis d’euthanasier les malades. Il a été envoyé à Auschwitz puis en camp de travail, où il a constaté que c’était l’ancrage dans une vie intérieure, et non la force physique, qui permettait de survivre à l’horreur :

« Face à l'absurde, les plus fragiles avaient développé une vie intérieure qui leur laissait une place pour garder l'espoir et questionner le sens. »

Il raconte dans son autobiographie comment lui-même était porté par le projet de publier un livre qu’il avait déjà écrit, et dont le manuscrit lui a été confisqué dans la chambre de désinfection du camp. Dans les conditions extrêmes de survie qu’il a traversé, il est resté fixé sur l’idée qu’il publierait ce livre, dont il a reconstitué l’essentiel pendant son internement, à la fin de la guerre. Il raconte cette traversée de l’Enfer dans son best-seller Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie. Il y écrit : 

« Rien au monde ne peut aider une personne à survivre aux pires conditions mieux que ne peut le faire sa raison de vivre. Nietzsche a raison quand il dit que celui qui a une raison de vivre peut endurer n’importe quelle épreuve, ou presque. Dans les camps de concentration nazis, les plus aptes à survivre étaient les prisonniers qui avaient un projet à réaliser après leur libération. »


Cette expérience l’a amené à développer une approche psychothérapeutique centrée sur la recherche par l’individu du sens de sa vie dans une démarche holistique. Il a ainsi fondé la troisième école viennoise de psychothérapie focalisée sur le besoin de sens, alors que la psychanalyse freudienne était centrée sur le principe de plaisir et que celle d'Alfred Adler se cristallisait sur la volonté de puissance individuelle. Nous verrons qu’il méconnaissait dans une grande mesure les travaux de Jung, ce qui est bien dommage car ces deux grands esprits auraient sans doute eu beaucoup de choses à se dire…

Dans le dieu inconscient, sous-titré « psychothérapie et religion », il avance et étaye fortement l’idée qui veut que l’inconscient, loin d’être seulement un ramassis de pulsions chaotiques menaçant toujours le conscient, est fondamentalement spirituel, c’est-à-dire concerné par la question du sens de l’existence. Il affirme dans la préface qu’« un homme qui a trouvé une réponse au sens de la vie est un homme profondément religieux ». Bien sûr, il se trouvera toujours des esprits chagrin pour confondre ce qui a trait à la religion et aux  confessions religieuses, et qui préféreront que l’on parle ici de « spirituel » plutôt que de « religieux ». C’est attacher trop d’importance à une question de vocabulaire que de s’enferrer dans cette discussion. Nous pouvons en revenir quant à cela à la définition de Paul Tillich que Frankl cite à l’appui de son affirmation :

« Être religieux signifie s’interroger passionnément sur le sens de notre vie et être ouvert aux réponses, même si elles nous ébranlent en profondeur. »

La réflexion de Frankl l’amène à proposer l’idée que, loin d’aller vers une religion universelle, au sens d’une croyance partagée par tous qui établirait le règne d’une confession qui aurait triomphé des autres ou les synthétiserait, nous allons « plutôt vers une religion personnelle – une religion profondément personnalisée, une religiosité qui permette à chacun de trouver son langage propre; son langage personnel, le langage qui n’appartient qu’à lui quand il s’adresse à Dieu. »

Cela n’exclue pas des rituels et des symboles communs, ajoute-t-il, de la même façon que l’humanité connaît une pluralité de langues dont beaucoup utilisent cependant le même alphabet. Laissons de côté, justement au motif de cette pluralité de langages, ce qu’il entend ici par « Dieu », ce serait nous enferrer dans une autre discussion sans issue que de prétendre le définir. Peut-être s’agit-il simplement de ce qui, précisément, donne sens à l’existence de l’homme religieux dont il était question plus haut. Et il faut mentionner qu’il indique Einstein comme un exemple de cet homme religieux, et non le pape ou quelque prêtre que ce soit. D’une façon fort intéressante, alors qu’il a publié ce texte en 1975, la sociologie des mouvements spirituels contemporains semble lui donner raison puisque l’on constate dans la multiplicité des propositions aujourd’hui accessibles sous le registre des « nouvelles spiritualités » – du yoga au chamanisme en passant par le tantra, la méditation, l’astrologie, etc – une forte cohérence en train de se dégager autour de la primeur de l’expérience individuelle et le refus de toute autorité. C’est cela même qui fait refuser le terme de religion perçu comme « une norme créée par quelqu’un d’autre pour vous » tandis que « la spiritualité est la religion créée par vous et pour vous. » Je renvoie les personnes intéressées par ce phénomène socio-spirituel aux travaux du journaliste Marc Bonomelli qui explore les nouvelles spiritualités pour le Monde des Religions, et au livre de Galen Watts, The Spiritual Turn, The Religion of the Heart and the Making of Romantic Liberal Modernity (Oxford University Press, 2022).

Ce qui est encore plus frappant pour le jungien que je suis, c’est que Carl Jung est arrivé par d’autres voies aux mêmes conclusions. En fait, cette perspective de l’émergence d’une religion individuelle a traversé toute l’œuvre de Jung. Il en parle en particulier dans un échange avec Henri Corbin à propos de Friedrich Schleiermacher, un théologien du début du XIXème siècle qui prônait une relation intime et strictement individuelle avec Dieu, et qui a été une grande source d’inspiration pour Jung. Il va jusqu’à dire dans une lettre à Corbin que toute l’atmosphère intellectuelle de sa famille paternelle était influencée par Schleiermacher, qui en était inconsciemment le spiritus rector, et que ce dernier a été pour lui un ancêtre spirituel. Schleiermacher introduit, bien avant les réflexions de Jung sur l’image de Dieu – seul objet d’intérêt du psychologue loin de la métaphysique – l'idée que la doctrine n'est pas une vérité révélée par Dieu, mais la formulation faite par des êtres humains de la conscience qu'ils ont de Dieu. Pour lui, le sentiment religieux n'est ni savoir ni morale, mais conscience intuitive et immédiate de l'infini. On pourrait dire : conscience vivante et toujours singulière de l’Infini...

La tour de Babel - l'Œil (Dmitri Prigov) 

Cette intuition de l’émergence d’une religion individuelle n’est pas le moindre des points de rencontre entre Jung et Frankl. Pour mettre en lumière comment leurs approches de l’inconscient convergent sans se confondre, mais peut-être en s’éclairant mutuellement, il faut nous intéresser à la critique sévère que Frankl a fait de la psychanalyse freudienne. Il démontre ainsi magistralement que :

« La psychanalyse n’a pas seulement cultivé l’objectivité, elle en a aussi été victime. Cette objectivité a conduit en fin de compte à tout ériger en objet, à traiter en objet ce que nous appelons une personne. La psychanalyse considère le patient comme une entité régie par des mécanismes, et le médecin, dans cette perspective, est celui qui s’entend à manier ces mécanismes, qui possède la technique permettant de remettre en ordre ces mécanismes quand ils sont détraqués. 

Quel cynisme derrière cette conception de la psychothérapie comme une psycho-technique ! Ou bien, si nous admettons de faire du médecin un technicien, cela ne veut-il pas dire que nous regardons le malade comme une machine ? Seul un homme-machine peut appeler un médecin technicien...»

Ceux qui me connaissent bien comprendront que j’ai sursauté en lisant ces mots. Il n’est pas rare que je plaisante avec mes analysant.e.s en leur signalant que le travail que nous faisons n’a rien à voir avec l’intervention d’un garagiste sur une voiture. Cependant, c’est souvent ainsi qu’est abordée la psychothérapie : j’ai un problème docteur, que faut-il que je change en moi ? Une durite, ou le carburateur ? Cependant, cela ne marche pas ainsi. Mieux, des études ont montré que lorsque quelqu’un vient en psychothérapie avec une telle attitude, amenant son « problème » au thérapeute pour que celui-ci le règle sans sa participation active, cela ne donne rien de bon. Au-delà de la psychanalyse dont il est question ici, c’est l’ensemble du paradigme dans lequel nous nous trouvons qu’il est nécessaire de questionner là. James Hillman fait remarquer que la psychothérapie était, à l’époque de Freud et Jung, l’enfant naturel des humanités, mais qu’elle a très vite tendu, avec le neurologue Freud en particulier, à chercher à se couler dans le moule des sciences dures. Il y avait là une question de légitimité en regard de ce que les humanités avaient de subjectives. Et cette tendance s’est renforcée avec l’approche de la psychologie par les méthodes expérimentales, avec les neurosciences pour modèle, qui l’ont soumise à des critères d’objectivité, d’efficacité et de répétabilité des méthodes…


Non que l’objectivité n’ait aucune valeur. Avec ces critères d’objectivité, d’efficacité et de répétabilité, nous sommes au cœur du paradigme scientifique fondé sur la recherche expérimentale et qui s’applique merveilleusement bien aux sciences naturelles. Et l’être humain a bien sûr une dimension physique et biologique auxquelles cette approche dite objective s’applique fort bien, mais lorsque nous en arrivons à la psyché, à la personne humaine et à son vécu, l’objectivité pure rencontre une limite. Cela va avec le fait, que souligne Jung, qui veut que l’être humain est toujours unique, et doit être rencontré dans son unicité. Je souligne le terme « rencontré » car il implique une relation. Quand l’être humain est considéré comme un objet, objectivé comme un ensemble de mécanismes psychiques qui seraient entièrement explicables, il n’y a plus de relation vivante. C’est cette approche de l’humain, dominante dans notre société depuis le début du XXème siècle, qui fait le lit des totalitarismes. Et aujourd’hui, à un moment où l’on privilégie surtout les « techniques thérapeutiques » brèves, avec pour objectif d’évacuer toute souffrance et de nous endormir dans la dictature du confortable bien-être, nous arrivons souvent ainsi dans une impasse  qui ne s’attache qu’à traiter le symptôme et passe à côté de l’humain, c’est-à-dire – nous y reviendrons avec Frankl – de la dimension du sens.

Von Franz, dans son analyse du conte « la jeune fille aux mains coupées », où un père meunier vend sa fille au diable pour s’enrichir, fait ressortir que le travail du meunier est régi par la mécanique, ce qui le rend susceptible de succomber au diable. En effet, c’est d’une certaine façon le premier capitaliste qui profite du travail des autres en fixant le prix du grain et en sacrifiant à une technique – les moulins ont toujours été le lieu de l’esclavage des hommes et des ânes. Elle souligne que c’est d’une certaine façon par la technique que le démon prend le pouvoir sur la vie des hommes en nous rappelant que le grec mêchanê, dont vient le mot « mécanique », signifie « artifice ». Elle donne l’exemple, pour illustrer ce que cela signifie sur le plan psychologique, d’une infirmière ou une mère « devenue une automate au sourire figé, qui apporte la soupe et donne les soins mais dont l’efficacité n’est plus qu’une habitude et une technique. » La jeune fille qui, dans le conte, est sacrifiée au diable symbolise dès lors la capacité de relation humaine. Un thérapeute qui regarde son patient au travers d’une grille le réduisant à « une entité régie par des mécanismes » et qui applique aux symptômes de ce dernier une méthode, des techniques, visant à remettre en ordre ces mécanismes, n’est plus en relation avec l’humain qui vient le consulter. Jacques Ellul, un philosophe protestant qui s’est particulièrement intéressé au défi que la technique, tant matérielle qu’immatérielle, lance à notre temps, éclaire ce qui se passe là. Il montre que la technique, qui a toujours partie liée avec la rationalité et qui est fondée sur la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines, manifeste toujours une volonté de puissance, de domination. Au début du Système technicien il écrit :  « […] la Technique est puissance, faite d’instruments de puissance et produit par conséquent des phénomènes et des structures de puissance, ce qui veut dire de domination. » Il y a toujours, dans la recherche d’une technique efficace, l’idée sous-jacente de soumette la nature. Mais quand il s’agit de la nature humaine, c’est à notre âme que nous infligeons ainsi des mutilations...


James Hillman, par ailleurs, met en cause le modèle médical dans lequel se situent encore Jung et Frankl : il n’est pas question de malade et de médecin, mais d’êtres humains aux prises avec la difficulté de vivre. Il s’agit donc même de sortir de l’autorité impliquée par ce modèle médical, et finalement de toute technique, pour rencontrer l’humain. Si cela s’applique en particulier à la psychothérapie, c’est essentiel à l’art du travail avec les rêves, matière vivante par excellence, qui reconduit toujours à l’unicité de l’individu. Et dans le contexte de l’accompagnement psycho-spirituel par les rêves, c’est jusqu’au modèle de la psychothérapie dont nous sortons pour ouvrir la porte à la relation avec un facteur transcendant dont Ellul nous dit qu’il est le seul antidote aux maux engendrés par l’esprit technicien dans sa recherche d’efficacité déshumanisante. Nous continuons à nous intéresser au soin de l’âme, mais dans le contexte de la vie de l’âme plutôt que celui du thérapeute traitant un problème. D’ailleurs, Jung nous le dit :

« Nous ne devons pas essayer de nous "débarrasser" d'une névrose, mais plutôt chercher à expérimenter ce qu'elle signifie, ce qu'elle a à nous apprendre, quel est son but. Nous devrions même apprendre à en être reconnaissants, sinon nous passons à côté et manquons l'occasion d'apprendre à nous connaître tels que nous sommes vraiment. Une névrose ne disparaît vraiment que lorsqu'elle a éliminé la fausse attitude de l'ego. Nous ne guérissons pas la névrose, c'est elle qui nous guérit. Un homme est malade, mais la maladie est la tentative de la nature de le guérir. »

Il ajoute, à quelques années-lumière de la psychanalyse freudienne :

« Une technique est toujours un mécanisme sans âme, et celui qui prend la psychothérapie pour une technique et la vante comme telle risque, à tout le moins, de commettre une faute impardonnable. Un médecin consciencieux doit pouvoir douter de toutes ses compétences et de toutes ses théories, sinon il se laisse abuser par un système. Mais tout système est synonyme de bigoterie et d'inhumanité. La névrose - n'en doutons pas - peut être beaucoup de choses, mais jamais un "rien que". C'est l'agonie d'une âme humaine dans toute sa vaste complexité - si vaste, en effet, que toute théorie de la névrose ne vaut guère mieux qu'une esquisse sans valeur, à moins qu'il ne s'agisse d'une image gigantesque de la psyché que même une centaine de Faust ne pourraient concevoir. »


Poursuivant son analyse sans merci, Frankl montre que la psychanalyse est « un pur produit du réductionnisme, cette idéologie de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle ». Il l’inscrit dans le prolongement des idées défendues au siècle des Lumières par Julien Offray de la Mettrie qui a écrit l’Homme machine, qui prolongeait lui-même la conception purement matérialiste et mécaniste de l’animal que proposait Descartes. Ce point est d’importance quand on voit que nous sommes encore enfermés dans le dualisme corps-psyché – cette dernière étant réduite à tout sauf une âme capable de transcendance – que Descartes a énoncé. Or Frankl, qui sait ce qu’il dit pour avoir fréquenté de près Freud et son école, nous dit que « pour la psychanalyse, la totalité de l’homme n’est qu’un agrégat d’atomes, un composé de particules séparées, de diverses pulsions (…). Ainsi le spirituel, la personne humaine, le tout qu’elle constitue se trouve d’une certaine façon détruit. La psychanalyse dépersonnalise littéralement l’être humain. »

Quand on connaît l’importance que Jung accorde à la totalité de l’être humain, dont la réalisation consciente constitue le but du processus d’individuation, on ne peut qu’être frappé par la concordance des pensées. Et il importe ici de souligner que si la psychanalyse en tant que système idéologique est ici démontée, il ne faudrait pas pour autant tomber dans le réductionnisme qui conduirait à condamner tous les psychanalystes et toutes les pratiques psychanalytiques. Je soulignerais simplement par exemple comment Françoise Dolto, toute psychanalyste qu’elle était, s’est toujours tenue du côté de l’humain. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de faire ressortir en quoi l’analyse existentielle de Frankl et la psychologie analytique de Jung diffèrent de ce cadre théorique mécaniste. Frankl nous dit encore : « La psychanalyse détruit ainsi la personne humaine, sa globalité et son unicité, et finalement se retrouve devant la tâche délicate de la reconstruire à partir de pièces et de morceaux. » Ces mots résonnent de façon extraordinaire avec ce que nous dit l’Ange des Dialogues avec l’Ange :

(Entretien 17 du 15 octobre 1943) Lili interroge :

L. La psychanalyse me gêne tellement. Qu’y a-t-il de faux en elle ?
(A Budapest, on pratiquait la psychanalyse freudienne)
Je sens ce quelque chose de faux, mais je ne peux pas dire pourquoi.

- Elle démonte, mais ne peut pas remonter.
C’est cela qui te trouble. Démonter est facile.

L. Ceux qui le comprennent mieux que moi m’assurent que la psychanalyse reconstruit.

- Oui, ils reconstruisent, mais comme les enfants
le font sans raison avec leur jeu de cubes.
Ils jouent avec la tâche la plus sacrée.
Ils sont plus coupables que tous les autres,
Car ils trompent ceux qui leur font confiance.
Ils déchirent le vivant,
Celui qui est en train de prendre forme
Et ils le pétrissent, ils l’écrasent.
C’est partout ainsi.
Ils collent ensemble les débris tombés, déchiquetés, morts.

Voilà bien ce qui arrive quand on réduit l’humain à une mécanique pulsionnelle objectivable. Il ne reste que des fragments épars, désertés par le vivant. 


Frankl fait ressortir l’originalité de l’analyse existentielle en posant que « la psychanalyse interprète d’emblée le fait d’être homme comme le fait d’être déterminé. » On pourrait ajouter qu’elle ne s’intéresse, comme bien souvent la psychologie inscrite dans la doxa dominante à notre époque, qu’à l’horizontalité de l’humain, son historique, la dimension personnelle et le « problème » auquel il faut apporter une « solution », ce qui justifie la technique efficace, la méthode maîtrisée par la conscience. Or, « en lieu et place de la mécanique d’une entité spirituelle, l’analyse existentielle discerne l’autonomie de l’existence spirituelle. » Elle fait ressortir pour sa part « la vertu du sentiment de responsabilité. En effet, elle comprend l’homme, au plus profond de son être, comme un être responsable, elle se comprend elles-même comme une analyse centrée sur la responsabilité. (…) Ainsi la responsabilité est bien, pour l’analyse existentielle, le caractère fondamental de l’existence humaine. » 

Je ferais bien volontiers ressortir cette phrase – la responsabilité est (…) le caractère fondamental de l’existence humaine – au stabilo jaune fluo clignotant pour attirer l’attention sur son importance. La responsabilité est bien au cœur de la vision de la psychothérapie que nous propose Jung mais ne ressort peut-être pas assez clairement de l’enseignement de sa psychologie. Les jungiens aussi sont portés à chercher des explications dans la dimension historique et personnelle, ou encore dans les archétypes, en négligeant souvent la dimension de responsabilité de la conscience devant ces dimensions. Or si la guérison recherchée est bien une réconciliation dans l’unité de l’être avec toute l’existence, elle passe nécessairement par une prise de responsabilité de celle-ci. C’est là d’ailleurs qu’il faut entendre ce mot « responsabilité » non pas comme un avatar de la culpabilité, mais comme la capacité à répondre (response able). 

Mais avant de montrer comment Jung met la responsabilité au cœur de sa façon d’envisager la psychothérapie, je ne résiste pas au plaisir de vous citer ces mots de Frankl qui font ressortir son génie :

« Ce n’est pas l’homme, disions-nous, qui pose la question du sens de la vie, c’est bien plutôt la vie qui interroge, en sorte que c’est à l’homme de répondre aux différentes questions que la vie lui pose, et toute réponse est toujours une réponse en acte. L’action seule peut être une vraie réponse aux questions de l’existence. Répondre à ces questions revient à répondre de notre existence. Le « oui » à la vie ne peut être notre « oui » que dans la mesure où c’est le « oui » à une vie dont nous devons répondre. »

Or Jung dit quelque chose de tout à fait similaire. Pour lui, l’existence consiste dans une grande mesure en répondre à la question posée par le Soi.

« En analyse existentielle, ce n’est pas la pulsion mais la vie spirituelle qui est appelée à devenir consciente. (…) Son but ultime est d’amener l’homme (et particulièrement le névrosé) à prendre conscience de sa responsabilité devant la vie ».

Cherchant à mettre en lumière l’importance de la responsabilité dans un échange avec des étudiants, Jung raconte qu’un jeune homme en proie à une névrose compulsive est venu le voir avec un manuscrit de 140 pages retraçant une analyse freudienne complète de son cas. Celle-ci était entièrement selon les règles de l’art, elle aurait pu être publiée dans le Jahrbuch. Il demanda à Jung de la lire et de lui dire pourquoi il n’était pas guéri alors qu’il avait fait une psychanalyse complète. Au cours de leur échange, il est ressorti que ce jeune homme se faisait entretenir par une femme amoureuse de lui, une enseignante dans une école élémentaire au maigre salaire dont il prenait l’argent sans scrupule. Il exploitait l’amour qu’elle lui portait comme un proxénète dépourvu de conscience. Pour Jung, la cause de sa névrose était claire. Il lui a dit que c’était « une compensation et une punition pour une attitude immorale », et il a ajouté au profit de ses étudiants qu’il méritait sa névrose de compulsion et serait aux prises avec elle jusqu’à la fin de ses jours s’il continuait à se comporter comme un porc. Le commentaire de Jung, au-delà du moralisme que le jeune homme vexé lui a renvoyé à la figure, mettait en lumière que la psychanalyse ne pouvait le guérir sans faire ressortir sa responsabilité. Ici, Frankl ajoute qu’en « stricte opposition à la théorie psychanalytique, être spécifiquement et essentiellement un être humain, c’est ne pas être déterminé par des pulsions, c’est nien plutôt (…) « décider ce que l’on choisira d’être » ». 


A partir de là, Frankl fait ressortir la nécessité de considérer ce qu’il appelle un « inconscient spirituel ». Il explique : « l’inconscient ne comprend pas seulement un aspect pulsionnel, il inclut aussi une dimension spirituelle. » Et de façon remarquable, il sort par le haut du dualisme corps-psyché en soulignant que la totalité humaine est physique, psychique et spirituelle. « Nous ne saurions trop souligner que cette totalité trinitaire fait, seule, l’homme total ». Pour illustrer cette notion de l’inconscient spirituel, il s’intéresse tour particulièrement à une analyse existentielle de la conscience morale, celle-là même qui était à l’origine de la compulsion du jeune homme dont il est question plus haut. Il montre que cette conscience morale se révèle « être une fonction essentiellement intuitive » antérieure à toute morale explicite. En effet « l’ethos est en fait un phénomène irrationnel, rationalisable seulement après coup, » qu’il compare à l’éros, autre phénomène irrationnel, également intuitif. La conscience dont il parle ici est « quelque chose d’absolument individuel, d’un devoir être individuel que ne pourrait désigner aucune loi générale, aucune loi morale formulée en principe général (…). C’est au contraire une loi individuelle. » Il nous parle à partir de là d’un « instinct éthique » qui s’affirme justement dans le fait qu’il ne vise pas le général mais toujours uniquement l’individuel. »

Relevons au passage comment les idées formulées ici par Frankl pourraient servir de base à un solide anarchisme individualiste. Il présente dans son livre le dieu inconscient un ensemble de rêves fort intéressants, et qu’il interprète d’une façon que Jung n’aurait pas reniée. Il fait ressortir sans le dire en tant que tel que « l’instinct éthique » dont il parle a quelque chose à voir avec « l’instinct spirituel » qui intéresse les jungiens. Malheureusement, quand il en vient à parler de Jung, il fait preuve d’une profonde méconnaissance de ses idées. Ainsi lui reproche-t-il d’avoir « chosifié en "Ça" la religiosité inconsciente », c’est-à-dire qu’il assimile le Soi jungien au Ça freudien, ce qui est une énorme erreur. Le Soi n’est pas un chaos de pulsions, bien au contraire – c’est un principe ordonnateur de l’ensemble de la psyché. Il croit que Jung évacue la responsabilité du moi en faisant de sa spiritualité quelque chose qui est déterminé par des éléments archaïques, toujours collectifs, du fait de l’importance accordée par Jung aux archétypes. Il ignore visiblement qu’en face de l’inconscient collectif, il faut qu’il y ait un individu, une conscience individuelle, qui prend ses responsabilités pour que le processus d’individuation ait lieu. De façon assez risible, il attaque la notion d’instinct spirituel mis en avant par certains jungiens en oubliant qu’il a lui-même parlé d’un instinct éthique pour décrire l’émergence du Soi en tant que conscience morale. C’est dommage, car encore une fois, nous aurions eu tout à gagner que ces deux grands esprits qu’était Jung et Frankl discutent, mais il n’est pas trop tard, en ce qui nous concerne, pour voir comment convergent analyse existentielle centrée sur la dimension du sens de la vie et psychologie des profondeurs jungiennes, qui n’a encore une fois rien à voir avec la psychanalyse telle que l’entendait Frankl. Pour mettre encore en valeur la convergence entre ces approches du mystère au cœur de l’humain, je citerai enfin un passage remarquable de l’écrit de ce dernier où il dit :

« En réalité, Dieu n’est pas une image du père, mais le père est une image de Dieu. Pour nous, le père n’est pas le prototype de toute divinité, mais c’est bien plutôt le contraire qui est vrai. Dieu est le prototype de toute paternité. C’est seulement d’un point de vue ontogénétique, biologique, biographique que le père est premier. Mais ontologiquement, c’est Dieu qui est premier. »

Évitons l’écueil encore une fois de la théologie, et de discuter de ce que Frankl entend par « Dieu », et remplaçons éventuellement ce mot par « Soi », au sens jungien, en admettant que ce dernier n’est jamais qu’un archétype renvoyant à une dimension transcendante au cœur de la psyché, et nous avons là du pur Jung, qui insistait sur le fait que l’archétype du père précède l’expérience du père. Et le Soi lui-même est l’archétype dont procèdent tous les archétypes en tant que modalités relationnelles avec le mystère auquel il renvoie.


Ces discussions, pour théoriques qu’elles peuvent sembler, conduisent à d’importantes conclusions pratiques dans la relation avec l’inconscient en particulier au travers des rêves et de l’imagination active. Bien sûr, nous ne saurions nous passer intégralement de tout modèle conceptuel de la psyché mais nous devons garder à l’esprit que tout modèle que nous utilisons n’est jamais qu’un moyen d’entrer en relation avec la psyché vivante. Le conscient et l’inconscient ne sont pas des objets, non plus que l’ombre, l’anima et l’animus, le Soi. Ce sont des modalités du vivant qui ne se laissent pas enfermer dans des concepts, ou objectiver sans qu’on les réduise à l’état de cadavres. Une rêveuse m’a confié qu’un jour, l’ombre lui a parlé dans un de ses rêves en lui disant de se souvenir qu’elle est une réalité vivante. Nous devons avoir la réserve qu’a tout scientifique devant un modèle qu’il utilise pour appréhender une réalité mystérieuse – il sait que ce modèle est toujours provisoire, pourra être remis en question par une expérience qui révélera un nouvel aspect de cette réalité. Sinon, ce n’est plus de la science mais de la bigoterie, pour reprendre le terme employé par Jung. Et dès lors, il est inévitable que nous ayons des méthodes, des techniques et des protocoles dans notre façon d’appréhender les rêves, ou d’aborder l’inconscient, par exemple avec l’hypnose ou l’imagination active, mais nous devons garder à l’esprit que l’essentiel n’est pas là, mais dans la relation que nous établissons ainsi avec la psyché vivante. 

L’écoute n’est pas une technique. L’amour, la bienveillance, ne sont pas une méthode, une technique. L’imagination créatrice n’est pas une technique, et ne relève pas d’une méthode. La relation avec l’être humain dans sa quête de sens, qui seul peut le sauver, n’a rien à voir avec la technique, et celle-ci serait plutôt un piège quand on aborde l’humain. Car elle déshumanise. Nous devons toujours nous garder, dans la relation avec l’inconscient, de toute volonté de puissance, et donc de tout projet, de toute certitude, de toute volonté d’aller quelque part. Alors, nous ouvrons la porte à un facteur impossible à décrire et à contrôler, que l’on qualifiera volontiers de transcendant. Jung en parlait quand il disait : 

« Ce qui m’intéresse avant tout dans mon travail n’est pas de traiter les névroses mais de me rapprocher du numineux. Il n’en est pas moins vrai que l’accès au numineux est la seule véritable thérapie et que, pour autant qu’on atteigne les expériences numineuses, on est délivré de la malédiction que représente la maladie. La maladie elle-même revêt un caractère numineux... »

De grâce, ne travestissons donc pas ce travail en en faisant une "psychanalyse", fut-elle symbolique, archétypale ou imaginale. Les mots désignent des choses précises, et nous n’avons rien à gagner à brouiller les frontières qu’ils dessinent, sinon de mettre ainsi en évidence la confusion qui règne dans les esprits.


En conclusion, je rappellerai les mots du poète Rainer Maria Rilke, qui me sont revenus fort opportunément sous les yeux alors que je rédigeais cet article, et qui nous donnent une idée claire de la direction dans laquelle marcher :

« Soyez patient en face de tout ce qui n'est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les "vivre". Et il s'agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l'instant que vos questions. Peut-être simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. (…) Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n’attendent que le moment de nous voir agir un jour, juste une fois, avec beauté et courage. Peut-être que toutes les choses qui nous font peur sont au fond des choses laissées sans secours qui attendent notre amour. Pensez qu’il se produit quelque chose en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient dans sa main ; elle ne vous abandonnera pas. Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute inquiétude, toute souffrance, toute mélancolie alors que vous ignorez leur travail en vous. »

Le dernier mot reviendra cependant à Viktor Frankl qui nous livre le grand secret du travail avec l’âme, auquel aucune technique ne donnera accès, quand il écrit, dans son récit de sa traversée de l’enfer :

« J’avais enfin découvert la vérité, la vérité telle qu’elle est proclamée dans les chants des poètes et dans les sages paroles des philosophes : l’amour est le plus grand bien auquel l’être humain peut aspirer. Je comprenais enfin le sens de ce grand secret de la poésie et de la pensée humaine : l’être humain trouve son salut à travers et dans l’amour. Je me rendais compte qu’un homme à qui il ne reste rien peut trouver le bonheur, même pour de brefs instants, en contemplant l’image de sa bien-aimée. Pour la première fois, je comprenais le sens de cette parole : 

"les anges sont perdus dans l’éternelle contemplation d’une gloire infinie". »



mardi 20 février 2024

Tour qui penche

Frieda Harris - the Tower

Je vais vous raconter aujourd’hui, à l’usage de nos étudiant.e.s en EIR et de toutes les personnes intéressées par le travail avec les rêves et l’imagination active, une écoute intérieure que je considère comme exemplaire. Nous y verrons plusieurs aspects du processus, avec en particulier le défi de travailler avec plusieurs rêves dans une même session tout en respectant le cadre temporel, ce qui met souvent en difficulté les praticien.ne.s. C’est un travail selon moi exemplaire en ce qu’il montre comment la psyché continue à processer un deuil après de nombreuses années, et ramène naturellement à la vie, à la liberté et à l’amour. J’espère mettre en évidence comment le rêve est spontanément thérapeutique. Il suffit de l’écouter et de laisser parler l’imagination créatrice !

La rêveuse est une femme dans la cinquantaine. Dans les jours qui ont précédé la rencontre, un incident est venu lui rappeler la façon dont son mari est décédé une quinzaine d’années auparavant. Elle a dans la même semaine reçu trois rêves. Elle ne sait pas bien lequel privilégier pour notre séance. Je l’ai alors invitée à me raconter les trois rêves, et nous verrions bien. Les voici :

Rêve 1 : Mon compagnon actuel vient de faire une chute de vélo. Sa tête a heurté l’angle d’un trottoir et elle est ouverte, on en voit le squelette, une orbite…

Rêve 2 : Je suis dans un appartement tout en haut d’une tour. Il y a beaucoup de gens dans cet appartement, dont certaines personnes sur des canapés en train de parler. C’est un moment social, une fête. Quelqu’un monte les escaliers de la tour à toute vitesse pour venir prévenir la rêveuse : la tour va s’effondrer. En effet, elle repose sur 4 pylônes or l’un d’eux est en train de s’affaisser. L’alerte est donnée. La tour penche mais s’arrête en déséquilibre. La rêveuse se demande ce qu’elle peut faire. Elle est aux prises avec la certitude de ce qu’ils vont tous mourir…

Rêve 3 : Je me rends compte qu’à certains moments, je suis dans un corps d’adulte, et à d’autres moments, je suis dans un corps d’enfant, tout petit, de moins d’un an. C’est une découverte incroyable, cela se matérialise : je suis les deux.

Avant d’entrer dans l’écoute intérieure proprement dite, j’ai interrogé la rêveuse sur ce qu’elle ressentait au contact des images du premier rêve. Il y avait là en effet quelque chose de traumatique qui réclamait d’être accueilli immédiatement. Elle m’a dit en effet que c’était une image terrorisante. Elle avait la gorge serrée et pouvait identifier clairement  un fond d’inquiétude. Nous n’avons pas élaboré ce ressenti plus que cela à ce point – dans une approche thérapeutique classique, nous aurions pu nous en servir comme d’un point d’entrée en considérant que nous devions travailler cette angoisse. Pour ma part, ce qui m’importait était d’offrir un espace d’expression immédiate à celle-ci, qu’elle soit simplement accueillie sans que l’on en fasse un « problème » – elle me semblait tout à fait naturelle compte tenu de l’image et de l’arrière-plan évoqué par la rêveuse. Et c’était aussi l’occasion de vérifier que, malgré la charge d’angoisse soulevée par l’image et, auparavant, par le rappel du décès de son mari, la rêveuse était en contact avec ses ressentis, en particulier corporels. Elle aurait pu en être dissociée, auquel cas l’approche du rêve aurait réclamé de grandes précautions. Mais là, le simple fait qu’elle puisse nommer son inquiétude et le fait qu’elle avait la gorge serrée me laissait savoir que l’angoisse elle-même était prête à entrer en travail, à emmener la rêveuse plus loin. Et dès lors, nous n’avions pas besoin d’en faire un objet de thérapie, mais nous pouvions simplement faire confiance au processus du rêve...

A partir de là, nous sommes entrés dans l’écoute intérieure. J’ai proposé à la rêveuse que nous allions visiter les 3 rêves en considérant qu’ils étaient liés et qu’ils s’éclaireraient probablement les uns les autres. L’écoute intérieure nous donne une grande liberté : nous ne sommes pas obligés de commencer par le début. Nous pouvons faire des allers et retours dans un ou plusieurs rêves en allant d’un point saillant à un autre. Nous ne sommes pas contraints par une logique ou une stratégie pré-définies. Il s’agit plutôt, pour la personne qui facilite, de se mettre à l’écoute elle aussi des images pour observer quelles sont celles qui appellent. Ici, il me paraissait évident que nous n’aborderions pas d’emblée le premier rêve, la charge traumatique qui lui était associée étant clairement identifiée. Le troisième rêve amenait aussi un élément extrêmement important mais il fallait sans doute que nous ayons fait déjà un bout de chemin pour en tirer vraiment parti. La « logique des rêves » nous amenait donc à l’évidence à commencer par aborder le second rêve qui présentait l’avantage aussi d’être fortement symbolique, et donc potentiellement riche de significations inconscientes.

J’ai déjà parlé ailleurs (voir mon article Naufrages) du cadre symbolique de la « maison du rêve ». Dans l’écoute intérieure d’images de rêve, nous mettons généralement en place, au travers de cette métaphore, un espace sécuritaire pour rencontrer l’inconscient associé au rêve, borné par un seuil d’entrée – la porte de la maison – et un seuil de sortie – une autre porte. Quand les rêveurs sont habitués à glisser dans une imagination active et qu’on a pu vérifier qu’ils en ressortent aussi facilement, et qu’ils ont donc un bon contact avec la réalité matérielle  (je dis « matérielle », pour la distinguer de la réalité psychique, tout aussi "réelle"), on peut se permettre d’entrer directement dans l’écoute intérieure d’une image de rêve. D’ailleurs, les rêveurs le font souvent par eux-mêmes : on le voit au fait qu’au lieu de spéculer intellectuellement sur ce que signifie un symbole, ils nomment immédiatement le ressenti associé à l’image et lui donnent la parole, la laisse s’exprimer. Mais dans les premières plongées en écoute intérieure, mais aussi, quel que soit le degré d’expérience, si le rêve semble conduire à aborder des éléments traumatiques, il faut proposer le cadre contenant de la maison du rêve (ou un autre, à la guise de la personne qui facilite, à condition que la métaphore délimite clairement des seuils d’entrée et de sortie) à l’inconscient. C’est une façon de lui offrir un espace de jeu dans lequel il pourra se déployer sans risque pour la personne.

Après un temps de retour à soi, c’est-à-dire de reprise de contact avec ses ressentis dans l’instant présent – strictement nécessaire quand le récit des images de rêves et la discussion qui l’a accompagné a déjà soulevé beaucoup d’idées – j’ai proposé à la rêveuse de se présenter devant la porte de la maison du rêve, et je lui ai demandé de me décrire celle-ci. C’est une façon d’activer l’imagination. La rêveuse m’a alors parlé d’un escalier qui débouchait dans une cave ronde, dans laquelle elle descendait en se tenant à une rampe et avec une lampe frontale. Elle était frappée par l’odeur particulière qui régnait dans cette cave. Quand je l’ai interrogée sur son ressenti émotionnel, elle m’a dit qu’elle avait peur et qu’elle était cependant curieuse. Mais elle ne s’est pas attardé sur ces ressentis car le fil de l’imagination a continué à l’emmener : il y avait là, en bas, plusieurs entrées voûtées, dont une laissait passer de la lumière. Derrière celle-ci, il semblait y avoir la lumière du jour. Quand elle l’a ouverte, elle s’est trouvée dans une clairière faisant partie d’un sous-bois tranquille. Elle m’a parlé d’un havre de paix et a été prise d’une envie soudaine de faire la sieste. J’ai pris note de ce qu’elle était sur une frontière hypnagogique, dans un état de transe légère proche du sommeil, induite directement par l’imagination active et l’approche des images du rêve.


Un piège dans lequel les néophytes peuvent facilement tomber ici consiste en vouloir élaborer les images qui surgissent dans l’espace intermédiaire, à l’entrée de l’écoute intérieure. Ici bien sûr, c’est tentant : la rêveuse descend dans une cave qui symbolise volontiers l’inconscient. Elle est curieuse, déterminée à explorer, ce dont témoigne sa lampe frontale. La peur est un bon ingrédient à ce point aussi car il indique qu’elle fera preuve de prudence. Mais le piège ici serait de vouloir savoir ce qu’il y a derrière les autres portes, de commencer à l’interroger à ce sujet. Ou de commencer à élaborer autour de la clairière, pour explorer le sous-bois environnant – une autre symbolisation de l’inconscient. Mais le fil conducteur de notre travail est le rêve, et le temps limité dont nous disposons, bien qu’il pose souvent un défi aux praticien.ne.s en formation, est notre allié car il nous oblige à aller à l’essentiel…

Nous sommes donc, à partir de là, entrés dans le second rêve. La rêveuse s’est retrouvée dans cet appartement au sommet de la tour. Elle décrit ce dernier comme étant spacieux, chaleureux, avec une décoration épurée. Il y a une belle luminosité, il y a du soleil qui entre par les fenêtres. L’atmosphère est festive, joyeuse : on fête quelque chose. Il y a beaucoup de femmes, surtout des jeunes femmes, et peu d’hommes. Il ressort que c’est un moment léger, où il n’y a pas de stress. Les canapés sont associés à une invitation à s’y lover. J’interroge alors la rêveuse sur son ressenti corporel à ce point d’entrée dans le rêve. Elle a le bas du dos un peu douloureux et une tension dans le poignet gauche.

Nous allons à partir de là à la rencontre de la personne qui grimpe les escaliers de la tour. C’est un jeune garçon. Tout de suite, la rêveuse note qu’elle n’est plus disponible : dès qu’elle a perçu son approche, elle attend qu’il arrive avec une certaine inquiétude, en vigilance. Elle entre en état d’alerte. Ramenée alors à ses sensations corporelles, elle relève que quelque chose lui enserre la tête et qu’elle ressent une pression sur le front et la nuque. Quand je jeune garçon arrive, il a un regard terrorisé et il semble très agité, il manque de souffle. La rêveuse éprouve le besoin de le toucher, de le prendre par les épaules pour l’inviter à se calmer. Elle l’aide à tenir debout. Il reprend son souffle. Elle me dit alors qu’il faut qu’elle soit ancrée pour deux, solide. J’attire à nouveau son attention sur ses sensations corporelles : elle ressent une pression sur les épaules. Elle éprouve aussi la solidité de son dos : il faut, me dit-elle, qu’il puisse supporter ce qui arrive. Ce n’est pas le moment de s’affaisser. Quand je l’interroge sur ce qui se passerait si elle s’affaissait, elle me dit tout net que c’est interdit, que cela l’amènerait dans le néant.

A ce point, je relève pour moi-même le parallélisme entre les sensations éprouvées dans l’imagination au contact de ce jeune garçon qui vient donner l’alerte, et les images subséquentes du rêve : tout semble tourner autour du danger d’effondrement, de l’interdiction de s’affaisser. Je ne peux éviter de faire le lien avec le fait que la rêveuse a récemment subi une chirurgie du dos : aurait-elle résisté de toutes ses forces à un danger d’effondrement qui s’est cristallisé dans son dos en tensions jusqu’à ce que celles-ci finissent par requérir une chirurgie ? Ce n’est pas le moment de commencer à élaborer autour de tout cela. J’aurais pu lui demander si elle avait ressenti cet interdit de s’affaisser dans la vie diurne, et peut-être même l’ai-je fait sans conserver de note à ce sujet, mais de toute façon, la suite de l’imagination avec les éléments du rêve nous a amené précisément au bon endroit. J’ai proposé à la rêveuse de simplement laisser résonner ces mots : « tout va s’effondrer » et de me partager ses ressentis. 

Elle a parlé d’abord de sidération… puis c’est une violente colère qui a émergé. Elle a éprouvé le besoin d’engueuler le pylône en lui disant « tu n’as pas le droit de flancher comme ça ! ». Après avoir donné libre cours à cette colère, l’avoir ressentie profondément, elle m’a soudainement indiqué qu’elle comprenait, comme une évidence qui lui sautait aux yeux, que les quatre pylônes représentaient son mari, leurs deux enfants et elle-même. A partir du moment où cela est devenu clair, la colère a mué en grande fatigue avec l’idée « il va falloir tenir » qui a fait peser une chape de plomb sur ses épaules. Elle m’a indiqué ressentir encore plus de pression dans la tête. Tout son corps était devenu lourd…

Je n’insisterai jamais assez sur l’importance à donner au corps dans la présentation de l’approche du rêve par l’écoute intérieure – prenez note s’il-vous-plaît de ce que je ne parle pas de « méthode » ou de « technique », qui sont autant de termes qui renvoient à une maîtrise par le conscient du processus. Nous approchons le rêve à pas légers, sans prétendre diriger ou maîtriser ce qui va se passer, sans même bien savoir où cela va nous emmener ni prétendre que cela va régler un problème, contribuer au bien-être de la personne – c’est ce qui arrive généralement, mais nous ne voulons pas en faire un objectif conscient et asservir l’écoute du rêve à cet objectif. Et c’est le ressenti qui guide, et tout particulièrement le ressenti corporel. Une erreur ici serait de vouloir aller contre le ressenti de lourdeur par exemple en interrogeant : de quoi avez-vous besoin pour vous sentir légère ? A quelle ressource pouvez-vous faire appel pour échapper à cette chape de plomb qui s’est abattue sur vous ? Mais ce n’est pas ce à quoi invite le rêve, bien au contraire : comment se sentir légère, comme au début du rêve, quand tout menace de s’effondrer ? A l’inverse, aussi bien la colère que la fatigue qui ont été rencontrées, et finalement la pression et la lourdeur, réclament d’être ressenties en profondeur. La clé est toujours de suivre l’énergie, la pente que nous indique le ressenti, sans résistance. Notre seul but est de laisser couler l’énergie du rêve, qui nous emmènera bien où elle voudra. Cela implique bien sûr une confiance entière dans le processus.


Nous avons donc exploré où l’emmenait cette lourdeur si elle se laisser aller à celle-ci. La rêveuse me dit alors qu’elle est devenue un rocher. Elle est dure, elle est lourde, on ne peut pas la bouger ou la démolir – ce sont ses mots. Il n’y a pas de mouvement, elle est inerte. Quand on a une image comme cela, dans laquelle il n’y a aucune dynamique apparente avec laquelle aller, on risque fort de rester bloqué pendant quelques temps. C’est aussi à accepter, tout en tenant compte du temps objectif dont on dispose. On peut ainsi prendre le temps de simplement respirer dans ce ressenti, d’observer ce qui bouge. Il peut, dans l’imagination, se passer n’importe quoi : par exemple un animal peut avoir élu domicile dans le rocher et apparaître, ou un chien venir tourner autour de ce rocher, un oiseau venir se poser dessus. Nous pouvons faire confiance dans le fait que l’énergie psychique entrera toujours en mouvement d’une façon ou d’une autre une fois la situation profondément ressentie – à noter qu’il n’est pas nécessaire à ce point de l’élaborer intellectuellement, de l’analyser ou de chercher à faire un lien avec le vécu de la rêveuse. Nous pouvons aussi élargir l’image, lui donner un contexte en imagination, en demandant simplement : et il est où, ce rocher ? Qu’y-a-t-il autour ? La parole à l’imagination...

C’est ce que j’ai fait. Et nous avons alors appris que ce rocher est en bord de mer. Il émerge du sable, est recouvert à marée haute. Naturellement, la rêveuse a alors éprouvé le besoin de venir s’asseoir sur le rocher, ce qui lui a donné un sentiment de reliance. On peut penser qu’elle s’est alors différentiée du rocher, ce qui lui a permis d’établir une relation consciente avec lui, c’est-à-dire avec ce qu’il symbolise. Elle a mis son inertie, la lourdeur existentielle qui lui a servi de stratégie de survie devant le risque d’effondrement, hors d’elle, c’est-à-dire qu’elle a cessé de s’identifier inconsciemment à ce schéma énergétique qui allait avec l’exigence de "tenir" à tous prix. Ce faisant, elle s’en est libérée et elle a pu établir une relation consciente avec cette structure de défense. Bien sûr, ce n’est pas le moment à ce point du travail d’élaborer intellectuellement autour de tout cela, mais j’en parlerai lors du debriefing en sachant que la rêveuse a une expérience de l’accompagnement thérapeutique, saura quoi en faire. Ce qui est remarquable dans l’immédiat, c’est que l’atmosphère de la séance a radicalement changé.

La rêveuse me dit qu’elle se sent maintenant « à nouveau vivante ». Elle prend le temps, assise sur son rocher, d’écouter les bruits de la mer, de humer les embruns. Enfin, elle glisse dans l’eau et s’en va nager. Elle dit ressentir une grande détente. Elle est frappée par la luminosité sur la mer. C’est sécurisant, me dit-elle. Elle peut se laisser aller à flotter sans chercher à diriger le mouvement. Sans chercher quoi que ce soit. Elle fait simplement confiance au courant…

La détente est contagieuse. Dans la facilitation d’une écoute intérieure, nous sommes nous aussi pris à partie par les images, dans une transe légère. Ce n’est pas comme si nous restions au sec sur le bord de la rivière pendant que la rêveuse se mouille. On peut ici parler de l’inévitable contre-transfert de la personne facilitante, qui est nécessairement affectée par ce que vit la personne écoutée au cours de l’exploration de son rêve. Il se peut même que nous ressentions ce que la personne ne parvient pas, pour sa part, à ressentir. Autant pour la prétention à rester en tous temps dans une posture de neutralité bienveillante ! Nous devons donc être dans une double attention, d’une part aux ressentis de la personne écoutée, et d’autre part, à nos propres ressentis, tout en restant fidèle à la règle édictée par Jung de non-interférence par la conscience. Je vous renvoie si ce point vous intéresse à la discussion de la posture de facilitation dans l’article Naufrages que j’ai cité plus haut. Mais donc, il est intéressant de relever en tant que facilitateur la détente qui s’installe après une évolution comme celle que j’ai décrite ci-dessus. C’est à ce moment-là que l’on réalise comme on était soi-même en tension avec les images du rêves, inévitablement. Cependant, même s’il est clair qu’un point tournant de l’écoute a été franchi dans le mouvement intérieur auquel nous avons assisté, le travail n’est pas terminé. Il reste maintenant à observer quelles sont les conséquences de ce mouvement.

J’ai donc ramené, après quelques temps, la rêveuse dans le rêve. Ce dernier est notre fil conducteur, qui permet de ne pas se perdre dans les méandres de l’imagination, infinies. Nous sommes retournés dans la tour en déséquilibre. D’emblée, la rêveuse m’a dit que c’est inconfortable d’être là mais que cela tient ! Elle a ponctué ce constat en affirmant « jusque là, tout va bien ». Il y a moins de monde dans l’appartement; elle n’y est pas seule mais presque. Elle a relevé que le temps s’est désormais arrêté, et qu’elle ressentait la nécessité d’un effort pour réorganiser l’espace. Il y a une inquiétude latente que cela tombe davantage. Cette inquiétude et cet effort requis se traduisent dans une tension qui tire sur le bas de son dos, et jusque dans son bras gauche – elle note qu’il y a dans cette tension, qu’elle décrit comme permanente, une compensation du déséquilibre. Il pourrait y avoir là des indications précieuses pour elle dans ce moment où elle relève encore, en convalescence, de cette chirurgie du dos qu’elle a subie. Nous en reparlerons lors du debriefing mais je fais de toute façon confiance à l’intelligence du corps qui enregistre tout, même ce dont nous ne conservons pas le souvenir conscient.

Nous sommes parvenus à la fin du rêve, mais non du travail car  les deux autres rêves nous attendent – je vérifie qu’il reste encore un peu de temps objectif pour aller les visiter.

A ce point, j’ai demandé à la rêveuse comment elle prolongerait le rêve en imagination, si celui-ci se continuait dans une nouvelle scène. Il faut noter, sans en parler, que la rêveuse n’est plus aux prises avec l’angoisse mortelle qui transpirait à la fin du rêve. Dès lors, le prolongement du rêve nous indique comment le mouvement intérieur qui a été réveillé par l’écoute tend à s’intégrer. A nouveau, il s’agit de laisser parler l’imagination qui ouvrira la voie. Ici, la rêveuse a parlé d’une envie de descendre l’escalier et de sortir de la tour, ce qu’elle a associé avec une tension qui relâche. Elle a parlé de la sensation de remettre du mouvement dans les choses, d’un déverrouillage. Et une fois parvenue en bas, elle a constaté que le pylône effondré avait réduit, rapetissé, mais n’était pas inexistant. Elle a été touchée, émue et remplie de gratitude. Elle a ressenti une connexion profonde qui lui a permis de dire qu’elle réalisait que son mari, même décédé, avait été présent au cours de ces années qui avait suivi le drame, et jusqu’à ce jour…


A partir de là, voyant que nous commencions à manquer de temps objectif, je l’ai ramenée vers le troisième rêve. Intuitivement, il était clair pour moi qu’il fallait terminer par le premier rêve, car c’était là qu’était l’image traumatique que l’on pourrait aborder avec un regard transformé par le travail. Nous avons donc rapidement exploré les ressentis associés à ces deux positions, celle de l’adulte et celle de l’enfant à un stade pré-verbal, qu’elle expérimentait dans le rêve. Et puis je me suis permis d’interférer avec une suggestion qui s’imposait par le fait qu’elle expérimentait ces deux positions en mode « ou », soit l’une, soit l’autre. Quand on travaille avec une polarité énergétique, l’enjeu est toujours de passer du « ou » ou « et ». En effet, elles sont présentes toutes les deux dans la psyché, et leur alternance indique seulement que l’une est renvoyée dans l’inconscient quand l’autre devient consciente. Alors je lui ai proposée de tenir simplement les deux positions ensemble. Le mouvement intérieur a été immédiat. Elle s’est dite pleine, entière tout à coup, et elle a eu cette phrase remarquable pour la relation avec l’enfant que nous sommes tous en quelque part, qui vit en nous :

« Cet enfant, je le porte et il m’apporte... »

Nous n’avions pas le temps d’élaborer plus autour de ces images. Avec un temps indéfini, j’aurais pu lui demander ce qui se passait en elle, comment elle ressentait les différentes parties de cette phrase : qu’est-ce que c’est que porter l’enfant ? Et qu’est-ce c’est qu’il vous apporte ? Comment c’est de sentir qu’il apporte ? Nous aurions pu continuer à jouer autour de ces mots et interroger qui supporte l’autre, au sens premier de lui donner du support, et secondaire, de celle qui doit supporter l’autre dans ses humeurs, ses inconsciences, ses vulnérabilités, etc. Enfin, nous aurions pu nous arrêter sur le fait qu’il y a un trait commun entre ces mots « je le porte » et « il m’apporte », et qu’il ramène à l’image d’une porte. Nous aurions donc pu interroger ce qui se passait si l’enfant était vu comme une porte à ouvrir, au-delà de laquelle aller. Quand on rentre les jeux avec l’imagination créatrice, les possibilités sont infinies. Mais le temps ne l’est jamais, lui, et il faut savoir terminer un travail…

Quand on manque de temps objectif, il faut compter avec le fait qu’un simple contact avec les images saillantes du rêve fera le travail, qui continuera dans l’inconscient de la personne écoutée. En fait, bien souvent, le désir d’explorer à fond toutes les images est le fait de la personne qui facilite et croit que c’est ce qu’elle doit faire pour appliquer la technique. Souvent, elle poursuit l’idée qu’il faut qu’elle récolte le plus d’information possible pour fournir une interprétation éclairée, mais ce faisant, elle ne fait pas vraiment confiance au processus et à l’inconscient. Bien souvent, quand on a très peu de temps, par exemple parce qu’un rêve surgit à la fin d’une séance d’analyse, on ne peut qu’aller effleurer une ou deux images chargées d’intensité émotionnelle, ce qui déclenche déjà un mouvement intérieur. On peut alors se dire que l’inconscient de la personne sait très bien ce qu’il fait en amenant ce rêve dans ce cadre temporel, et que notre travail en temps que personne facilitante est simplement de tenir le cadre et de faire confiance.

Sans transition, nous sommes donc passés de l’intégration de la dualité adulte / enfant à l’image du crâne ouvert du compagnon de la rêveuse. Elle a alors découvert qu’il était vivant, mais aussi qu’il pouvait mourir, ce qui l’a amenée à reconsidérer le présent de leur relation. Elle a émis l’envie d’aller vers lui. Elle lui a parlé en disant « je vais t’aider, tu vas t’en sortir... ». Enfin, elle est arrivée à l’idée très claire de que l’on peut choisir la vie, ce qui a provoqué, m’a-t-elle dit, le réveil de toutes les cellules de son corps.

Dès lors, juste avant de sortir de l’écoute intérieure, elle a mentionné que le cadeau de ce travail était tout simplement la vie, à savoir la prééminence de la vie au-delà de la mort. Je l’ai invitée à imaginer la porte de sortie de la maison du rêve. Il s’agissait d’une porte de sous-marin. Ses derniers mots, avant de revenir à la surface, ont été : « je sors à l’air libre. » J’ai été traversé pour ma part par une pensée qui m’a renvoyé, sans connotation politique, au slogan qui porte le combat des femmes en Iran – pensée qui m'a intrigué, dont j'ai pris note :

Femme, Vie, Liberté !


Il faut toujours garder au moins dix minutes, et mieux vingt, pour le temps de débriefing qui est aussi un temps d’intégration. Il est arrivé que des rêveurs aient besoin de prendre une pause au sortir d’une écoute intérieure tant le mouvement intérieur qu’ils ont vécu dans ce moment était puissant. Quand les personnes me rendent visite pour un travail en présentiel, je ménage toujours un espace pour qu’elles puissent reprendre un contact assuré et solide avec la réalité matérielle avant de reprendre leur voiture. En présentiel ou en virtuel, je veille à toujours, autant que possible, ménager ce sas dans lequel on parle un peu de ce qui ressort du rêve. Il ne s’agit pas tant alors de fournir une interprétation que de faire part de nos observations. Bien souvent, la personne écoutée n’a plus un souvenir bien clair de ce qui est arrivé – rappelons encore une fois que c’est une transe légère et cependant puissante. Mais le véritable but du debriefing est simplement de faciliter l’intégration en offrant un espace intermédiaire dans lequel nous pouvons vérifier que la personne est bien revenue, qu’elle est capable d’être en relation. 

Cette nécessité de ménager un temps pour le debriefing, et tout simplement de mener l’écoute dans un temps défini, pose un sérieux défi aux praticien.ne.s, en particulier dans leurs débuts, car il faut donc gérer le temps, ne jamais le perdre de vue. C’est notre tâche, et cela fait partie de la tenue du cadre : une personne facilitante qui n’arrive pas à gérer le temps, se laisse déborder, est d’une certaine façon débordée par l’inconscient…

Je n’entrerai pas dans le détail de ce dont la rêveuse et moi avons discuté pendant le debriefing car il y a là surtout des éléments personnels auxquels nous pouvions arrimer le travail des rêves. Il suffira de dire qu’à l’évidence, elle traversait ainsi une nouvelle étape du deuil dans lequel le décès de son mari l’avait plongée. Elle s’en est dite étonnée car elle avait déjà beaucoup travaillé cette perte, mais a-t-on jamais fini un tel deuil, dont la violence traverse et teinte toute une vie ? On pouvait penser qu’elle arrivait maintenant dans une nouvelle étape de vie où, après avoir tenu bon dans la catastrophe pour offrir une sécurité à ses enfants et leur permettre de grandir, elle pouvait enfin se détendre et s’ouvrir à une nouvelle vie heureuse et aimante. Même s’il n’était jamais question directement de sa féminité, on peut penser d’un point de vue interprétatif que celle-ci était convoquée dans ce renouveau par la présence de son compagnon – sur un plan subjectif, porteur de l’Animus – et la façon dont ces rêves tournaient autour de la question infiniment délicate de l’amour. Cette dernière ressortait ici en regard de notre mortalité, du risque toujours de la perte qui rend les occasion de vivre l’amour, dans l’instant présent, si précieuses. Décidément, ce slogan qui m’avait traversé l’esprit à la sortie de l’écoute intérieure – femme, vie, liberté ! – prenait, au moins pour moi, tout son sens.


Vos propositions d’interprétation de ces rêves intéresseront sans doute tout autant la rêveuse que moi-même. Et je serai bien sûr intéressé par vos commentaires et vos questions s’il y en a. 
Pour ma part, je conclurai en citant Von Franz qui disait :

« L’imagination active est l’outil par excellence, le plus puissant de la psychologie jungienne, le plus puissant pour atteindre la totalité – beaucoup plus efficace que la seule interprétation des rêves. »

Cet article a été écrit chez Philippe Roux et Laurence Cailler, qui ont eu la gentillesse de m’accueillir en résidence d’écriture. Il me faut mentionner la convergence de l’écoute intérieure des rêves avec le travail de Philippe et Laurence, qui ont ouvert l’école imaginale pour « sensibiliser, initier et former à l’hypnose imaginale ou imagination de pleine conscience. »


Laurence et moi nous étonnions dans une conversation à bâtons rompus sur les merveilles ouvertes par l’exploration de la sphère imaginale, de combien le pouvoir de l’imagination est méconnu. Pourtant, il pourrait y avoir là un ingrédient essentiel pour notre futur collectif car c’est par l’imagination que nous pouvons réclamer notre pouvoir créateur, pouvoir de re-créer nos vies et qui sait, peut-être de ré-enchanter le monde dans lequel nous vivons. Car, pour reprendre les mots de Laurence, « peut-être sommes-nous allés au bout de notre pouvoir destructeur sur cette planète, et sommes-nous prêt à apprendre à nous servir de notre pouvoir créateur. » C’est dans cet esprit, avec l’espérance bien vivante que cela pourra servir au moins à quelques un.e.s, que je communique ce travail avec les rêves et l’imagination, qui n’a de cesse pour ma part de m’émerveiller...

jeudi 25 janvier 2024

Incendies

Une peinture de Archan Nair

M'en revenant d'Assise (voir mon post précédent), je ramène quelques histoires dans mon escarcelle. J'ai déjà dit ailleurs comment l'écriture de fictions est une façon pour moi, proche du travail avec les rêves, d'explorer l'inconscient. Je vous propose ici une de ces histoires, peut-être la plus brûlante...

Elle m'est venue alors que je marchais dans les Alpes françaises, près de la frontière italienne. Il m'a fallu en enregistrer la trame sur le champ sans que je ne vois vraiment comment cela pouvait se conclure. L'histoire se terminait alors sur un accès de rage de mon personnage narrateur. En décembre dernier, elle a réclamé de s'écrire et a coulé pour l'essentiel en deux jours. La fin est apparue comme une évidence qui se déroulait au cours de l'écriture. Par la suite, j'y ai apporté des corrections en tenant compte des commentaires qu'elle recevait des personnes, assez nombreuses, qui l'ont lue après que je l'ai partagée sur Facebook. Mais ce sont surtout les suggestions de quelques jeunes à qui je l'ai donnée à lire qui m'ont amené des éléments pour l'affiner. J'étais conscient que mon histoire était écrite par un "vieux" à propos des jeunes et de leur désespoir, et j'avais besoin de vérifier que je n'étais pas trop à côté de la plaque en en parlant. Ils ont plutôt bien accueilli ma nouvelle et j'en suis heureux.

Avec le temps, il m'est apparu que cette nouvelle avait été inspirée par ma lecture en 2016, dans les colonnes du Monde, d'un texte de Serge Rezvani, un poète iranien à qui je rends ici hommage. Je le crois visionnaire quand il déclare que la jeunesse va se soulever « joyeuse, dangereuse, folle, impitoyable, sanguinaire ! ». Ma nouvelle explore une des voies par laquelle ce soulèvement pourrait arriver. Il suffit, c'est le cas de le dire, d'une étincelle qui mettra le feu aux poudres. Elle parle aussi de la possibilité pour certains, dont le jeune homme que j'ai été, de transformer le feu du désespoir et de la rage en intériorité aimante et féconde.

Je vous offre plusieurs possibilités pour voyager avec moi dans ce futur imaginaire : voici ci-dessous un extrait pour vous donner une idée de quoi il s'agit, au bout duquel vous trouverez un lien vers un PDF que vous pouvez lire à l'écran ou télécharger. Je l'ai aussi enregistrée en audio avec des extraits musicaux correspondant aux musiques mentionnées dans le texte, et vous trouverez donc en bas des liens pour l'écouter en MP3 ou sur Youtube.

Vos commentaires m'intéresseront.


Un jour, nous aurons maîtrisé les vagues, les marées et la pesanteur, nous exploiterons l’énergie de l’amour. Alors, pour la seconde fois dans l’histoire du monde, l’homme aura découvert le feu.

Pierre Teilhard de Chardin


C’est ce grand benêt de Niels qui m’a prévenu par un de ces sms idiot dont il avait le secret. Il avait écrit simplement « elle l’a fait ! » en y adjoignant une émoticône de flamme et un lien vers une vidéo stockée dans le cloud. J’ai suivi machinalement le lien et j’ai vu des images confuses, tournées par un téléphone tremblotant sans doute de froid. On y voyait la place du Parlement de nuit, vaguement éclairée par les lampadaires qui l’entourent et les guirlandes de Noël accrochées aux façades. Un petit groupe de personnes discutait avec animation. On entendait des exclamations, des affirmations indistinctes et des négations un peu véhémentes. Le brouhaha un peu excité se calmait tout à coup, pour basculer dans un silence qui semblait presque inquiétant, quand une forme sombre se détachait du groupe pour s’avancer vers les grilles qui protègent l’auguste bâtiment. Elle s’immobilisait quelques instants avant de faire un geste étrange : elle levait une main vers le ciel et la secouait. On distinguait vaguement qu’il en coulait une eau noire qui ruisselait sur l’épaule et la tête qui se dessinaient dans l’ombre, avant de se répandre sur le sol. Il y avait quelque chose au bout de ce bras, de cette main. J’ai mis du temps à distinguer que c’était un bidon. Une fille a crié « non, Greta, non ! » d’une voix déchirante qui m’a tordu le cœur, mais je ne comprenais pas encore ce que j’étais en train de regarder. La silhouette obscure a eu alors un geste rageur du bras, comme si elle intimait le silence à ce cri en envoyant promener le bidon qui a roulé à ses pieds. Puis elle a semblé se recueillir deux secondes avant qu’une lueur dansante ne brille soudainement devant elle. Elle l’a levée vers les étoiles, comme en offrande muette, et elle l’a ramenée vers sa tête avant de s’embraser. Une grande flamme est montée vers le ciel. Elle a titubé et s’est tordue sur le sol. Le téléphone qui filmait a alors tressauté, sans doute bousculé par quelques personnes qui se précipitaient, et j’ai entendu la voix de Niels dire « oh my God ! ». Ensuite, cela a été le chaos. 

La caméra, après qu’elle ait fixé le sol une dizaine de secondes, a continué à filmer de longues minutes, tentant de se rapprocher mais une petite foule entourait déjà le sujet de son obscène curiosité. Ce n’était plus qu’affolement, voix excitées, interjections et jurons, et bientôt sirènes d’ambulance et de police, portières qui claquaient, course et précipitation. Une forte voix d’homme a interrogé : « Mais qu’est-ce qui se passe ? Qui est-ce ? » et une voix de fille, je pense que c’était Clara, a répondu dans un cri mêlé de larmes : « C’est Greta Thunder, vous comprenez ! Greta... » Et c’est à ce moment-là, à ce moment seulement, que j’ai compris. Greta, ma grande amie Greta, venait de s’immoler par le feu devant l’Assemblée du Peuple endormi. Elle espérait ainsi le réveiller. Vous connaissez la suite, tous les journaux en ont parlé et les réseaux sociaux se sont à leur tour enflammés, si je peux oser cette métaphore éculée. Greta a été transportée à l’hôpital où elle a succombé le lendemain dans l’après-midi à des brûlures au troisième degré sans reprendre connaissance, tandis qu’un cordon de policiers protégeait le complexe hospitalier d’une foule énorme, chavirée par l’émotion. Un photographe de ce torchon qui l’insultait encore la veille avait trouvé le moyen de prendre à sa sortie de l’ambulance quelques clichés de son beau visage désormais sans sourcils, sans cheveux, comme à moitié fondu. Ces images du « dernier coup de tonnerre de Greta Thunder » ont fait le tour du monde en même temps que se répandait sa revendication vidéo qu’elle avait postée sur le site de notre mouvement Youth4Earth quelques secondes avant de passer à l’acte. Il en circulait désormais des milliers de copies sous-titrées en toutes les langues du monde, accompagnées de toutes sortes de commentaires, souvent affligés... 

Je l’ai regardée dans un état de sidération avancé. Toute droite devant la caméra qu’elle regardait avec un regard farouche, enveloppée dans ce châle vert liseré de noir que je lui avais offert l’année dernière pour ses dix-sept ans, elle disait sacrifier sa vie dans un geste symbolique pour que les adultes comprennent enfin qu’ils n’offraient aucun avenir à notre jeunesse, que le monde qu’ils nous dessinaient dans leur inconscience criminelle ne valait pas la peine d’être vécu. J’ai été saisi d’entendre en arrière-plan de ses paroles un morceau de musique que je lui avais fait découvrir, que je chérissais particulièrement. Il s’agissait de Mémorial, une pièce que Mychael Nyman avait composé en hommage aux victimes du Heysel. Je pouvais entendre là tout un message à propos de la folie humaine. Mon attention est revenue à elle. Dans une longue litanie, elle rappelait avec des yeux fixes tout ce qui lui tenait à cœur à propos du réchauffement climatique, de la pollution galopante et de la biodiversité en voie d’effondrement, des ravages de l’exploitation minière, de l’esclavage de peuples entiers, des guerres et des ventes d’armes. Elle a conclu en disant qu’elle ne voulait pas de ce monde là, qu’elle préférait le déserter. Ses mots frappaient, secs et durs, comme des balles lancées à la face des dirigeants, mais aussi des parents de tous ces jeunes qui se reconnaissaient en elle, des simples citoyens qui croyaient en être quitte parce qu’ils posaient leur petit bulletin de vote dans l’urne tous les cinq ans, de monsieur et madame tout-le-monde au visage de qui elle crachait son désespoir. Enfin, vers la fin de son allocution, elle s’est adoucie et elle a dit espérer que son geste réveillerait les consciences, que c’était tout ce qu’elle pouvait faire désormais. Elle a ajouté qu’elle était consciente que sa médiatisation lui donnerait un retentissement que n’avait pas le même passage à l’acte quand il était commis par un adolescent anonyme, et qu’elle pensait que cela relevait de sa responsabilité d’user de sa célébrité pour faire passer un message que toute sa génération voulait faire entendre. Elle a demandé à ses parents, à sa petite sœur et à son chien Jolly de lui pardonner. Elle a dit penser à ses amis, nombreuses et nombreux, et qu’elle allait regretter les bons moments passés avec nous. Elle a terminé avec une larme au coin de l’œil en disant « je vous aime ». J’ai arrêté la vidéo sur cette image où l’on pouvait voir se dessiner un sourire, peut-être même l’esquisse d’un baiser, sur ses lèvres. Dans ses yeux, il y avait un intense désir de vivre, me suis-je dit. Et j’ai enfin pleuré. 

Je me suis abîmé dans un océan de larmes avec un long hululement. Longtemps.

Je comprenais son désespoir. C’était le mien. (...)

* * *

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